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Produire des films : “On assiste à la mort d’un monde” dénonce la réalisatrice Audrey Estrougo

Rencontre sans filtre avec une cinéaste qui n’a pas peur de souligner les dérives et la mort du système de production français, l’arrivée non anticipée des plateformes et l’inertie qui y est paradoxalement associée…

On l’avait annoncé en exclu dans un précédent article, Audrey Estrougo est aux commandes de Suprêmes, un biopic très attendu sur le mythique groupe NTM. Une idée originale de la réalisatrice de Toi, moi, les autres, qui a obtenu la collaboration de Kool Shen et de JoeyStarr pour l’écriture de son scénario. Alors que les répétitions ont commencé et que le tournage du film va débuter en mars, elle a accepté de nous donner une interview sans filtre évoquant entre autres un autre de ses projets auto-produit, symbole de l’état inquiétant de la production en France… Rencontre avec une réalisatrice aux propos plus qu’édifiants, déterminée à ne pas laisser un système bloqué l’empêcher de créer.

AlloCiné : Parlez-nous donc de votre projet produit dans des conditions très particulières qu’il est important aujourd’hui de mettre en lumière…

Audrey Estrougo : Le film que je viens de faire et dont j’avais envie de vous parler s’appelle A la folie. C’est un film dans la lignée de ce que j’avais fait avec Une histoire banale. Un film fait en auto-production, que l’on a tourné en 12 jours, ce qui soulève de vraies questions sur l’état du financement du cinéma aujourd’hui. Il y a un vrai sujet à faire là-dessus… Sur ses projets qui sont, soit voués à exister de cette manière, soit voués à ne plus exister du tout.

J’ai écrit le scénario de mon film en 5 jours et l’ai tourné en 12 jours…

L’histoire de ce film est très simple : à l’occasion d’un stage de comédien que j’ai animé, j’ai découvert une jeune femme qui n’avait jamais joué et que j’ai trouvé extraordinaire. De là est née l’envie de travailler avec elle. De fil en aiguille est arrivé ce projet de film qui est mon premier film ultra personnel. Je ne m’attendais pas du tout à faire un film comme ça. C’est quasiment un huis clos dans une maison familiale, centré sur les fêlures, les fractures que crée la maladie au sein d’une famille et le rapport entre deux sœurs dont l’une est schizophrène. J’ai écrit ce scénario en cinq, dix jours et on a tourné dans la foulée. Un mois après, le film était tourné.

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Ce qui est très très rapide…

Oui, j’avais besoin de me challenger et tourner notamment avec des collaborateurs inédits. J’ai voulu vraiment me renouveler, questionner mon cinéma, mon envie, savoir exactement où elle se situait et surtout travailler avec qui je voulais, parce que la première problématique qu’on a lorsqu’on réalise, c’est que pour le choix des acteurs, si on n’a pas tout de suite un désir, un nom “bancable”, on n’a pas vraiment le choix. C’est compliqué d’allier le désir de l’art à la logique industrielle.

La manière de penser et de faire des films aujourd’hui est très inquiétante…

Pouvez-vous nous parler un peu de ce casting choisi justement?

Dans mon film, il y a donc trois filles et trois garçons. Les trois filles sont belges : il y a donc cette comédienne inconnue au bataillon qui est de tous les plans et qui s’appelle Virginie Van Robby (à droite ci-dessous). Il y a Lucie Debay (à gauche ci-dessous), qui est un peu plus connue chez nous, et Anne Coesens. Côté garçon, j’ai Benjamin Siksou, Théo Christine qui est mon petit Didier de NTM et François Creton, le père de Lola. C’est cette liberté-là que j’ai été chercher. J’ai travaillé aussi avec le chef opérateur Eric Dumont qui a fait les films de Stéphane Brizé ou qui a fait Au nom de la terre plus récemment. Ensuite il ne s’agissait que d’une équipe remaniée avec des gens dont ce n’était pas forcément le poste à l’origine. Avec les comédiens inclus, on était vingt.

Il faut vraiment insister sur le fait que la manière de penser et de faire des films aujourd’hui est très inquiétante. Quand tu présentes un projet aujourd’hui, même pour un réalisateur, tu dois le vendre, vendre ton film avant de l’avoir écrit. Il faut que ton film soit un pack, un camion avec les clés et tout ce qui va avec. Il il faut que la ligne soit tracée, il faut que ce soit évident d’un point de vue commercial : soit c’est du cinéma d’auteur à présenter en festival, soit c’est un film fait pour faire des entrées. Pour moi, on dérive complètement. On oublie juste l’essentiel, c’est-à-dire pourquoi on est là. En plus, il ne faut plus trop dire les choses, on a des sujets qu’on ne peut pas aborder.

Il y a plein de sujets qu’on n’a plus le droit d’aborder parce qu’ils sont non attirants, non commerciaux

Avez-vous un exemple de sujet inabordable?

J’avais un projet en développement avec la société de production Elzévir, parlant d’une infirmière qui se retrouvait à soigner un terroriste. Ce film, on n’a jamais pu le monter parce qu’il y avait un terroriste. Terroriste c’est fini, on n’a plus le droit d’en parler. Alors que c’est un film je dirais à l’iranienne, qui questionne le monde dans lequel on vit, les rapports entre nous, un film humain à taille humaine. Il y a plein de sujets qu’on n’a plus le droit d’aborder parce qu’ils sont considérés comme non attirants, non commerciaux. Et en même temps si on ne les fait jamais, c’est sûr qu’on ne pourra jamais prouver le contraire. Finalement, le film comme je l’ai fait moi, comme l’a fait Hafsia Herzi pour Tu mérites un amour un peu avant, et comme je l’avais fait pour Une histoire banale, il y en a plein ! Après il y en a très peu qui arrivent à sortir mais il y a plein de films qui sont fait comme ça.

Cela montre que l’envie de faire des films est là. On a de la chance maintenant avec la technologie, on peut faire énormément de choses mais c’est de plus en plus verrouillé pour accéder à la lumière. C’est très compliqué le cinéma en ce moment. C’est avec l’argent qu’il me restait sur ma boîte et l’aide d’un petit distributeur, Damned qui avait distribué Une histoire banale, qu’on a financé le film. Le processus fait partie de la démarche : aller vite. Chose qu’on ne peut plus faire aujourd’hui parce que quand le financement d’un film va bien, on attend six, huit, dix mois. C’est déjà très long, le désir de création est déjà parti un petit peu, il faut le maintenir et là, je parle d’une configuration où tout va bien. Ça prend un an et demi, deux ans pour faire un film. Concrètement est-ce qu’on a toujours envie de faire un film, en tout cas le film qu’on voulait au départ, pendant tout ce temps ? C’est sûr que non. Mais on fonctionne avec l’argent public donc forcément on dépend des commissions.

Où en êtes vous dans le processus du film exactement aujourd’hui ?

Je suis en montage actuellement. Le film existe déjà, il est beau, il est bien. Après il faudra voir comment il sera distribué. Sans gros acteurs, on le met en salles parce qu’il vaut le coup mais donc il faut qu’il fasse un gros festival, me dira-t-on. Comme si cela dépendait de moi. En fait, on a une manière de faire, une manière de penser et on n’en sort pas et c’est pour cela qu’aujourd’hui, on est un peu comme des cons parce que il y a toutes les plateformes qui sont là, et on n’a jamais voulu les envisager, on n’a jamais voulu anticiper le fait qu’elles allaient arriver. Alors qu’on le savait, c’est comme là on sait très bien que vont arriver la plateforme Disney, la plateforme Apple et on reste à croire que cela ne va pas nous faire trembler.

On est en train d’assister à la mort d’un monde et personne n’est là pour organiser une riposte

Mais c’est en train de nous terrasser en fait, on est en train d’assister à la mort d’un monde, dans la façon de faire, de penser et personne n’est là pour organiser une riposte. C’est très bizarre. Tout le monde s’accroche à son petit privilège, sa petite position, chacun comme persuadé que ça ne va pas l’atteindre. C’est très bizarre de voir à quel point les gens sont tétanisés mais que personne ne bouge. Cela oblige donc à penser comment c’est possible de faire autrement, de continuer à faire mais autrement même si le confort financier n’est pas le même. Ces questions, il faut se les poser, il faut se confronter à la mouvance des choses, renoncer à ses petits privilèges. La musique est déjà passée par là, pourtant ! On pourrait prendre exemple mais non on se croit inatteignable. C’est tellement dommage. Les talents dans le cinéma il y en a plein et pour se faire une place dans ce milieu, cette caste, c’est déjà très compliqué. Moi cela fait 13 ans que je me bats. Je n’ai pas fait la Fémis, je viens de banlieue mais je fais le même métier que vous, ai-je envie de dire.

 

Et vous avez fait des films mais aussi réalisé une série, Héroïnes, avec un vrai désir de produire de façon plus libre justement. La liberté que vous ne retrouvez plus dans le cinéma est-elle préservée à la télévision?

 

Avec Arte en tous cas oui. TF1, ça doit être autre chose. A la télévision, on est libéré d’un enjeu qu’on a dès le premier jour de sortie d’un film. Dès ta première ligne de scénario sur un long métrage, tu intègres tout de suite dans ta tête des données financières, des calculs du genre “il faudrait qu’on aille à Cannes”. Chaque année il y a le même nombre de places là-bas et pour la plupart déjà attribuées, et malgré tout, tout le cinéma français veut y être ! C’est une mascarade, une vanne, il faut que cela s’arrête. Mais c’est pire que tout parce que les films qui ne sont pas pris à Cannes retombent à la cave, et tout ce qui était bien ne l’est plus, tout le monde est démoralisé, le producteur, le distributeur, alors que tout était tellement bien qu’on y croyait pour Cannes. Il faut alors remotiver tout le monde, dire que le film existe et que tout ça en vaut la peine ! C’est terrible… Il y a tant de chefs d’oeuvre tous les ans qui ne sont pas passés par Cannes, mais en fait quand on passe à Cannes, la presse c’est fait, la salle c’est fait donc il n’y a plus d’angoisse.

Cinq années de travail se résument à un chiffre. C’est d’une violence. Il n’y a pas cela à la télévision.

Quand on écrit un film, on a donc ce conditionnement, ce poids-là. A la télé, il n’y a pas cela, il y a une date de diffusion, et il y a diffusion quoi qu’il arrive. Les festivals ne veulent rien dire. Si cela fait de l’audience tant mieux mais il n’y a pas mort d’homme si cela n’en fait pas. Il n’y a pas l’enjeu du mercredi pour les films où cinq années de travail se résument à un chiffre : “27754”. “Pardon? Et donc c’est bien, pas bien?” “Cela pourrait être mieux…” Fin de l’aventure. C’est d’une violence. Il n’y a pas cela à la télévision.

 

En partant de ce constat, et après avoir tout fait comme vous le faites pour qu'”A la folie” soit vu par le plus grand nombre, avez-vous envie de vous replonger dans une série?

Oui carrément, il y a plein de choses à raconter qu’on ne peut plus raconter au cinéma donc autant les raconter en séries, d’autant plus qu’on va avoir le choix des diffuseurs maintenant. J’ai actuellement des pré-projets à ce sujet que je dois faire encore avancer avant d’en parler. L’essentiel est que les choses avancent, alors… en avant toute !

Propos recueillis par Laetitia Ratane à Paris, le 25 septembre 2019

 

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