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De l’Actors Studio aux 8 salopards : Bruce Dern, l’icône malgré lui du Nouvel Hollywood

Icône un peu malgré lui du Nouvel Hollywood, Bruce Dern, récemment vu dans les “8 salopards” de Tarantino, souffle ses 80 bougies. L’occasion de dresser le portrait d’un grand acteur, à la reconnaissance critique et publique pourtant tardives.

Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2013 pour son rôle dans Nebraska d’Alexander Payne et cité à l’Oscar du Meilleur acteur, Bruce Dern délivre à 77 ans une performance unanimement saluée; “le rôle de ma vie, le rôle d’une vie” comme il le dit lui-même. Celle d’un vieil homme un peu sénile, partant sur les routes accompagné par un de ses deux fils pour récupérer le soit-disant “gros lot” d’une tombola envoyé par la poste. Un Road Movie générationnel poignant et désenchanté, qui marque aussi une reconnaissance critique et publique tardive d’un grand acteur. Il était temps.

Car depuis ses débuts au cinéma en 1960 dans Le Fleuve sauvage jusqu’à aujourd’hui, Bruce Dern a été un bourreau de travail et n’a jamais cessé de tourner, incarnant plus de 140 rôles sur grand et petit écran. Formé à l’école exigeante et mythique de l‘Actors Studio, icône un peu malgré lui du cinéma de la contre-culture des années 60-70, Bruce Dern a aussi tourné sous la direction d’immenses metteurs en scène. Une solide carrière, émaillée de plusieurs chef-d’oeuvres, même si inévitablement en dents de scie.

Vous ne serez jamais un acteur principal de premier plan !

Après des études d’Art dramatique à l’Université de Pennsylvanie, Bruce Dern part pour New York. Il apparaît pour la première fois à Broadway, en 1958, dans une pièce dirigée par Lee Strasberg : Shadow of a Gunman. Mais c’est une apparition éclair : 52 secondes montre en main. Suffisante en tout cas pour être remarquée par Brooks Atkinson et Walter Kerr, deux importants critiques de théâtre de l’époque, qui écrivent même sans rire qu’il s’agit de l’une des meilleures performances à Broadway depuis de nombreuses années.

Il entre alors au sein de l’Actors Studio, où il a pour maître Elia Kazan, que l’on surnomme “Gadge” dans le milieu. De là une anecdote, racontée par l’intéressé, qui est à la fois touchante et cruelle. Parce qu’elle résonne au fond comme le douloureux constat -du moins une profonde méprise- sur laquelle l’acteur a bâti sa carrière : les premiers rôles ne sont pas faits pour lui comme on le lui répète, “condamné” qu’il sera à jouer les éternels seconds couteaux, fussent-ils talentueux.

“C’est à peine mon 2e jour, je suis assis sur la rangée du fond, et Marylin Monroe vient s’installer à côté de moi” raconte-t-il dans une passionnante interview donnée au New York Magazine en octobre 2013. “Elle me dit : “il parait que vous êtes la dernière découverte de Gadge ?”. “s’il vous plaît, ne dites pas cela!” lui ai-je dit”. “Il parle sans arrêt de vous” lui répond-t-elle ; “il dit que vous avez quelque chose qu’ils n’ont jamais vu auparavant; mais personne ne s’en rendra compte dans le milieu du cinéma avant que vous n’ayez la soixantaine”. “Je suis alors allé voir Gadge, et lui ai demandé : “qu’est-ce que vous êtes allé raconter comme connerie sur moi à Marylin ? Je n’essaie pas de me la taper, mais j’essaie au moins de lui serrer la main et lui dire bonjour ! Et là, Kazan m’a répondu : “parce que c’est vrai. Vous devenez les personnages que vous jouez. Vous n’êtes pas un acteur de premier plan conventionnel, et vous ne le serez jamais. Mais vous absorbez ce que vous faites et ce qui vous entoure, et on vous identifie comme tel ou tel personnage”.

Ce n’est que quatre ans après Le Fleuve sauvage qu’il tourne à nouveau, et chez deux metteurs en scène de renom. D’abord chez le grand Robert Aldrich, qui signe le glaçant Thriller Chut, Chut, chère Charlotte, où il croise Bette Davis. Puis chez Alfred Hitchcock dans Pas de printemps pour Marnie où, sous les traits d’un marin violent, il finit tué  par Tippi Hedren.

Pas d’alcool, ni café, ni LSD. Son trip à lui, c’est la course (à pied)

Silhouette longiligne, yeux bleus perçants et voix caractéristique haut perchée, Bruce Dern se fait surtout connaître dans les années 1960 dans les productions de l’écurie Roger Corman. Membre de la bande des Anges sauvages aux côtés de Peter Fonda, sous expériences LSD dans The Trip avec Dennis Hopper en guest…La bande Fonda / Hopper / Nicholson passe d’ailleurs souvent du temps ensemble, à grands renforts de boissons et de trips sous LSD. Mais pas Bruce.

“Il se sentait parfois en marge, quand tous ses copains faisaient la fête” dit Laura Dern, sa fille actrice qu’il a eu avec sa seconde épouse Diane Ladd. C’est que Bruce mène une vie d’ascète. Pas d’alcool, pas de cigarette, pas même une tasse de café, même encore aujourd’hui. Son trip à lui, c’est le marathon, depuis les années lycée puis la Fac. A 77 ans, il continue à courir, même si le pas est évidemment moins alerte qu’avant. Dans sa jeunesse, il était capable d’avaler 80 km en un week-end. “La course, c’est son meilleur allié, il a toujours eu besoin de ça pour maintenir son équilibre dans un milieu où les carrières sont parfois en dents de scie”.

En un sens, Bruce Dern est presque une anomalie, un anachronisme. Lui qui fait régulièrement des compositions de personnages tordus (y compris un scientifique fou dans Amok, l’homme à deux têtes !) et Borderlines, sans manières, alors qu’il est né avec une cuillère en or dans la bouche. C’est le neveu du grand auteur américain Archibald Macleish. Son grand-père, George Dern, fut gouverneur de l’Etat de l’Utah, et premier Secrétaire d’Etat à la guerre du président Franklin D. Roosevelt. Sa babysitter ne fut autre que la propre épouse du président, Eleanor Roosevelt.

L’homme qui tua Liberty Valance John Wayne

Quoi qu’il en soit, les rôles de Bad Guy le suivent naturellement jusque dans les westerns. Dans Will Penny, le solitaire, il incarne un cow-boy sadique à la solde d’un grand propriétaire, tandis que dans La Caravane de feu, il s’oppose à John Wayne.

En fait, ses rôles de Bad Guy lui collent tellement aux basques qu’il a même l’insigne honneur de carrément tuer John Wayne dans Les Cow-boys de Mark Rydell. Wayne, LA figure tutélaire du western, l’increvable statue du commandeur, tué par un salaud. Qu’importe au fond s’il change radicalement de registre avec le film de SF Silent Running, classique du genre, ou qu’il fasse les éprouvants et inhumains marathons de danse dans l’Amérique de la Grande Dépression avec le bouleversant chef-d’oeuvre On achève bien les chevaux, sous l’oeil de Sydney Pollack.

Ci-dessous, la bande-annonce des Cow-boys. Dern, alias Asa Watts, apparaît à 1”17. Il a le privilège de tuer John Wayne, figure tutélaire du western. Certains, ne lui pardonnant pas ce meurtre fictif, menaçeront même de mort l’acteur…

Les Cow-boys Bande-annonce VO

 

Dans son jeu, “Bruce est capable de dissimuler sous une apparence affable et d’extrême courtoisie une vraie malveillance” dira de lui le réalisateur Walter Hill, qui le dirigera à 3 reprises. “Il est toujours sympathique à regarder à l’écran, même dans ces films bruyants des années 60. Il n’essaie jamais de voler une scène à l’autre. Mais même quand il est tout en retenue, il s’empare naturellement de la scène”. L’acteur excelle dans ce que son vieil ami et complice Jack Nicholson a appelé les Dernsies, devenus la marque de fabrique de Bruce Dern. Soit cette capacité à trouver “LE” truc en plus, cette improvisation qui manque, pour emballer une scène. Un “truc” justement dont les réalisateurs seront friands tout au long de ses 50 ans de carrière.

Bruce le magnifique

Le tournant s’opère avec sa formidable composition de Tom Buchanan, le mari de Daisy (Mia Farrow), dans Gatsby le magnifique. Le réalisateur du film, Jack Clayton, a eu le nez creux en sollicitant Dern, lui qui appartient justement à une authentique aristocratie politique et sociale. “Ca été dur de revenir dans ce type d’univers” lâcha pourtant Bruce Dern dans une interview donnée au journaliste-critique Roger Ebert en juin 1975; “Gatsby vit dans un environnement comme celui où j’ai grandi, Winnetka [NDR : petite ville ultra hupée située non loin de Chicago]. De grandes maisons, de la classe, héritages et grandes fortunes, les bonnes manières…Ce genre d’univers. En fait, tout ce que j’essayais de fuir justement”. Souvenirs douloureux pour cet acteur qui se remémore, alors enfant, qu’il devait lever la main à table pour prendre la parole, et dîner avec des gants blancs. Sa mère le désavoua lorsqu’il lui annonça vouloir finalement devenir acteur en entrant à l’Actors Studio.

C’est sans doute en voyant sa prestation dans Gatsby qu’Hitchcock se laissa convaincre de lui confier le rôle principal dans ce qui sera l’ultime film du maître du suspens, Complot de famille. “Hitch m’a regardé de haut en bas, a marqué une pause, et en soupirant a fini par me lâcher : “Qui aurait bien pu imaginer, après toutes ces années, que VOUS seriez l’acteur principal de mon film ?” dira Bruce Dern. L’impression d’être un choix par défaut. Où l’on repense à ce que lui avait dit Elia Kazan 18 ans plus tôt, en 1958

Ci-dessous, la bande-annonce du film…

Complot de famille Bande-annonce VO

 

Années 70, années fastes pour l’acteur, qui enchaîne les rôles solides. Il fait une parenthèse française dans une comédie dramatique de Claude Chabrol, Folies bourgeoises (1975), où il y incarne le mari américain et volage de Stéphane Audran. En 1977, il impose son charisme pour jouer le dangereux Capitaine Michael J. Lander, prêt à élaborer un attentat lors du Superbowl, dans Black Sunday, de John Frankenheimer. Dans The Driver, il est superbe en flic cherchant à coincer Ryan O’Neal. En 1978, il récolte sa première nomination à l’Oscar du meilleur acteur, pour sa saisissante composition d’un vétéran de la guerre du Viêtnam détruit émotionnellement avec Le Retour, de Hal Ashby. L’occasion aussi pour lui de retrouver une vieille amie, Jane Fonda, au coeur du triangle amoureux du film avec Jon Voight.

Ci-dessous, la bande-annonce du film…

Le Retour Bande-annonce VO

 

Traversée du désert

Pour un acteur pro-actif comme lui, n’aimant rien tant que tourner, les décennies 80-90 seront un peu celles du découragement. D’autant que si certains de ses films remportent de vrais succès critiques, le public, lui, est loin de suivre. Il y a pourtant de belles pépites dans le lot, comme l’excellent Middle Age Crazy ou  That Championship Season. On peut l’apercevoir aux côtés de jeunes acteurs prometteurs, comme Matt Dillon dans La Gagne ou Tom Hanks dans Les Banlieusards de Joe Dante. En parallèle, il apparaît plus régulièrement sur le petit écran dans de nombreux téléfilms, comme Uncle Tom’s Cabin (TV) (1987) avec Samuel L. Jackson ou Trenchcoat in paradise (TV) en 1989.

Dans les années 90, l’acteur retourne notamment dans la poussière de l’Ouest et donne la réplique à Bruce Willis dans Dernier recours (1996). Il apparaît alors dans des registres très différents, allant du film d’épouvante avec Hantise, remake de La Maison du diable de Robert Wise, au film Small Soldiers dans lequel il prête sa voix. Par la suite, désormais figure patriarcale, il incarne des personnages plus neutres, plus doux, à l’image de son rôle dans Monster avec Charlize Theron.

A l’aube des années 2000, il privilégie le circuit des films indépendants, ce qui ne l’empêche pas de se frotter à des acteurs confirmés, tels Edward Norton dans Down in the Valley ou Billy Bob Thornton dans The Astronaut Farmer. Parallèlement, on peut le voir incarner un personnage récurrent de la série Big Love, sur HBO, qui lui vaut une nomination aux Emmy Awards. A plus de 70 ans, Bruce Dern obtient enfin son étoile sur le Walk of Fame en 2010 et devient la 2 149e célébrité à avoir cet honneur.

L’admiration de Tarantino

Largement biberonné au cinéma bis des 70’s et réputé pour avoir donné un second souffle à des acteurs dont les carrières avaient du plomb dans l’aile (Travolta, Pam Grier), Tarantino lui confie un rôle dans son Django Unchained. En fait, Q.T. vénère Bruce Dern, qu’il considère comme un “Trésor national”; expression qu’il emploiera dans le vibrant hommage qu’il lui rendra en novembre 2013 lors d’une cérémonie organisée par l’AFI pour l’acteur.

Ci-dessous, le discours de Tarantino, avant l’hommage vidéo à l’acteur :

 

Et puis il y a bien sûr l’aventure de Nebraska. Pour un peu, elle aurait pu ne pas se faire. Alexander Payne a laissé traîner ce projet dans ses tiroirs pendant près d’une dizaine d’années. Quand on lui envoie le scénario, neuf ans avant qu’il ne le réalise, il pense immédiatement à prendre Bruce Dern pour jouer Woody Grant, et lui envoie un exemplaire du scénario. Ce dernier, après l’avoir lu, le lui renvoie avec un petit camion (un jouet) et quelques notes sur le film. Ils en resteront là jusqu’à ce que le cinéaste, neuf ans plus tard, n’impose Dern à la production, qui voulait un acteur plus “bankable” comme Gene Hackman ou Robert Duvall.

“Il fallait que j’accepte cette proposition. En fait, j’avais reçu le scénario il y a huit ans. Je me suis senti très mélancolique en songeant au passage du temps” dira Dern à la conférence de presse du Festival de Cannes en 2013, où le film est présenté en compétition. Il apprendra qu’on lui a décerné le Prix d’interprétation masculine pour sa poignante composition alors même qu’il est dans l’avion qui le ramène aux Etats-Unis, là où il célébrera bientôt ses 77 ans. Plus tard encore, viendra sa seconde citation à l’Oscar du meilleur acteur.

“Après la projection, nous avons eu une énorme standing ovation de 3 min” se souvient l’acteur. Alors qu’il s’apprête à quitter la salle, il a la surprise de voir son visage filmé en direct et diffusé sur l’écran. “Les gens se sont mis à réapplaudir. Alexander m’a dit : mais où est-ce que tu vas comme ça ? L’ovation précédente était pour toute l’équipe du film, mais ne fait pas d’erreur, celle-ci est pour toi !” Son vieux complice, Jack Nicholson, qui a également tourné sous la direction d’Alexander Payne dans Monsieur Schmidt, lui dira avoir compté 8 min de standing ovation supplémentaire. Soit 11 min au total. Comme un pur moment de grâce pour un grand acteur jouant le rôle de sa vie.

Ci-dessous, la bande-annonce des Huit salopards, dans lequel l’acteur incarne le Général Sandy Smithers, alias “Le Confédéré”…

Les Huit salopards Bande-annonce VO

 

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